Pris dans les fils de la trame du destin

D’abord la sensation d’une douleur à l’arrière du crâne. Puis ta vision qui se focalise sur la flamme d’une bougie qui est l’unique source de lumière d’une pièce aux recoins sombres. Enfin la haute silhouette derrière le bureau où se consume la bougie.  Tu es assis.
 
- Je suis désolé du traitement que mes hommes vous ont infligé pour vous conduire jusqu’à moi, Monsieur Thanys, mais ma propre situation m’oblige à la prudence. Je vous enjoins d’ailleurs à ne pas commettre un acte stupide durant notre entretien que vous regretteriez, puisque vous repartirez libre d’ici au terme de cette conversation. 
 
Tu te souviens. Sorsha t’a donné ta journée, elle-même se préparant pour le grand bal donné en l’honneur de la venue d’un légat suprême de Theros Obsidia. Tu en as profité pour descendre sur les docks du Ver, sans trop savoir pour quelle raison tes pas t’ont conduit ici. Attiré par les cris d’une fillette qui semblait se faire molester dans une ruelle, tu t’es précipité et, là, le trou noir. La bosse qui a fait irruption sur ton occiput te renseigne assez précisément sur la raison de cette perte de conscience…
 
- Je me nomme Thomas Baden, Monsieur Thanys. 
 
Le nom te revient rapidement, Sorsha l’évoquant comme un descendant de Fedrik Baden, au même titre qu’Helrion. Mais la façon de  le dire par l’homme qui te fait face n’est nullement pour inspirer la crainte ou le respect, plus comme une simple information. On dit qu’il est à la tête de la résistance. Personne n’est véritablement certain de son existence, tu pourrais donc très bien avoir à faire à un usurpateur. Tu notes au passage que tes mains sont libres, mais que tes armes t’ont été enlevées.
 
- Vous me posez problème, Monsieur Thanys. Je vous ai vu dans mon rêve. Court silence. Jusqu’à présent, cette vision s’est toujours révélée exacte en tout point, Monsieur Thanys. Le problème, c’est que mon rêve ne vous présentait pas comme un serviteur de légat suprême. Votre rôle…Il marque une pause de réflexion … était bien plus complexe. 
 
Il passe un bref instant dans la lueur de la bougie, ce qui te permet de voir le visage d’un homme dans la trentaine, à la barbe bien taillée et dont les yeux, d’un noir profond, semblent dévorer les réactions de ton visage.
 
- Cela fait longtemps que je vous observe, monsieur Thanys, mais vos actions ne répondent à aucune des questions que je me pose.
 
Silence.
 
- Qui-êtes-vous ?
 
Nouveau silence.

Ma tête est aussi lourde qu'une enclume sur laquelle un forgeron ivre aurait décidé de passer ses nerfs. Ma vision troublée finit par m'indiquer l'endroit dans lequel je me trouve. Ou du moins dans cette pénombre assassine m'en indique-t-elle une partie.

Le discours de l'homme n'est pour moi qu'un gazouillis de moineau que je n'entend qu'à l'occasion. Je pèse le pour et le contre de mes choix, et leurs conséquences. Tuer cet homme ici et maintenant, pourrait s'avérer une solution définitive pour ce qu'il vient de faire. Mais mon cœur semble soudain lourd, las de toute cette violence sadique. Lourd de remords inavouable. Cette course de justicier pour sauver quelque pauvre fille molestée dans les Docks du Ver en est la preuve. De plus, l'utilisation de mon nom de famille m'intrigue. Personne en dehors d'Alarik ne connait ce nom. Et Alarik s'en est allé rejoindre les ancêtres.

L'homme semble ensuite hésiter dans son récit délirant. Je me décide malgré tout à tendre une oreille plus attentive. Après tout, si ce qu'il vient de déclarer est vrai, il est le Chef de la Résistance de Baden. Un homme ayant échappé aux légats aussi longtemps mérite le respect.

Son histoire de songes à dormir debout ne me convaincs ni de son équilibre mental ni de sa sincérité, tout au contraire. Je regarde à nouveau mes mains libres, et me frotte les cheveux comme pour tenter de faire un baume de ma tignasse à la coiffure indécise.

Mon armure de cuir crisse tandis que je me redresse sur la chaise. Un regard noir acéré renvoi la lueur de la bougie à celui qui se prétend porteur de la lumière de la résistance. Après quelques secondes, je finis par m'adresser à lui d'une voix relativement grave au ton dangereux :
- Comment connaissez-vous le nom de ma famille ?...

Je me frotte encore la tête, puis me lève et m'approche. Le geste n'est pas menaçant en théorie. Mais ma carrure et ma réputation auront vite fait de transformer ce mouvement anodin en menace. J'en profite, et reprends en le fixant intensément :
- Je ne suis pas bien sûr de saisir vos motifs, Sire, éclairez-moi... Vous me faites enlever, moi, le garde du corps personnel de la plus grande Légat suprême de Baden, sur...La Foi d'une vision ? D'un simple rêve qui vous réveille la nuit ?..., mon regard d'oiseau de proie se plisse légèrement : Êtes-vous donc simplement sot, ou plutôt définitivement dément, Thomas Baden -ou quel que soit votre nom- ?..

Au fond de moi, quelque chose dans son regard, son attitude me trouble malgré tout. Est-ce cette certitude qui semble l'habiter, comme un feu couvé dans son regard ? Ou plutôt tout le mystère qui se dégage malgré tout de ce conte ? Ou bien encore le fait qu'il ait pris ce risque juste pour pouvoir s'entretenir avec moi ? Dans la toile presque hypnotique de ces paroles, difficile de séparer le bon grain de l'ivraie, la Vérité de la supercherie...A moins que mes propres doutes, ma confiance en moi aussi vacillante que cette chandelle, ne soient en vérité la cause réelle de ce trouble intérieur.

Malgré les ténèbres qui masquent à nouveau le visage de ton interlocuteur, tu peux deviner le sourire qui joue sur ses lèvres. C’est pourtant avec le plus grand sérieux qu’il te répond.
 
- Sûrement un peu des deux, Monsieur Thanys. J’ai effectivement foi dans la vision qui apparaît avec récurrence dans mon sommeil, car j'ai de bonnes raisons d'y croire. Mais vous, avez-vous foi dans le Dieu que vous servez ? Croyez-vous en sa toute-puissance? Ne vous êtes-vous jamais interrogé sur les raisons qui poussent un Dieu à s’emparer d’un monde mortel ? La foi et la croyance sont des affaires personnelles, Monsieur Thanys. Votre maîtresse… il semble avoir choisi ce terme avec soin… n’est pas toute puissante ici. Un mot de ma part aux bonnes oreilles et vous retrouverez son corps dans les canaux de la ville. Vous pourriez également vous en prendre à moi, ici et maintenant, et me terrassez. La puissance est une notion très relative.
 
Il ne bouge plus, sans que tu saches si c’est par la crainte que tu lui inspires ou pour une autre raison. Il poursuit néanmoins son discours d’un ton parfaitement calme, serein. Une voix d’un magnétisme qui, s’il ne t’endort pas, t’oblige à l’écouter jusqu’au bout.
 
- Et pour répondre à votre première question, je connais votre nom car il faisait partie de ma vision, Fils du dragon.  Vous comprenez donc pourquoi je me fie à l’exactitude des détails de celle-ci.
 
Il reprend son mouvement, laissant à nouveau apparaître son visage dans le halo de la bougie. Une nouvelle fois, tu es frappé par son regard qui paraît sonder ton âme.
 
- J’ai répondu à vos questions, monsieur Thanys, mais vous avez soigneusement évité la mienne. Qui êtes-vous ?
 
Le sol sous tes pieds est inégal, sûrement de la pierre. Le plafond, lui, ne t’est pas visible, tout comme les dimensions de la pièce. L’air, humide, est chargé d’effluves marines.

La menace implicite du meneur de la Résistance ne m'échappe aucunement. Son attitude relativement sensée est contredite par son discours auquel je n'entends rien. Fils du Dragon ?...

Il me montre clairement sa gorge, m'indiquant courageusement qu'il est à ma merci. Mais je décide de ne pas en profiter. Trop de mystères dans cette rencontre m'amènent à penser que vivant il m'est plus utile que mort. Du moins pour le moment.

J'hume l'air. Les effluves marines m'indiquent que je suis probablement encore dans un des entrepôts des docks.

Il revient finalement à la charge, provoquant chez moi un froncement de sourcil. Je réfléchis à ses paroles, mais rien dans ce qu'il me révèle ne trouve d'écho dans mon esprit. Cela pourrait signifier qu'il est au courant de mon don. Mais rien dans son récit ne semble l'indiquer. Du moins pour le moment. Mais sa connaissance de mon nom et son explication sur ce point ont créés le trouble dans mon esprit.

J'adopte un ton agacé :
- Mais que cherchez-vous à me faire dire à la fin ?! Et pourquoi m'appelez-vous "Fils du Dragon" ?...Si vous êtes qui vous prétendez être, vous savez déjà qui je suis. Et si ce n'est pas le cas, alors je n'ai pas plus de temps à perdre avec un illuminé hérétique qui devrait probablement déjà brûler sur un bûcher.... Malgré mon ton lugubre, ma menace est vaine, et l'on peut sentir le manque de conviction avec lequel j'assène cette hypothétique vérité.

Thomas Baden part d’un rire léger à ta dernière assertion, comme si la menace implicite était d’une quelconque drôlerie.

- Certes, j’imagine que me voir brûler est un rêve de beaucoup d’habitants de cette ville partagent. Mais peut-être pas ceux auxquels vous pensez, Monsieur Thanys. Vous seriez surpris de savoir que bon nombre de serviteurs de votre Dieu ont tout intérêt à ce que je reste en vie, dans l’espoir que mes actions servent leurs intérêts mesquins.

Sa bonne humeur se tarit lentement :

- Je sais qui vous êtes aux yeux de tous, Monsieur Thanys. Le garde du corps du légat suprême Sorsha Chander, et son amant par la même occasion. Je sais également que vous êtes un arcaniste au potentiel encore inexploité, un potentiel qui explique pourquoi Chander s’encombre de votre présence.

Il marque une pause, tu peux voir à travers la lueur de la bougie que son visage exprime plus de gravité.

- Veuillez m’excuser pour cette dernière remarque, Monsieur Thanys, peut-être que vos sentiments à l’égard de cette femme sont réels… Mais voilà qui nous conduit au sens véritable de ma question. Croyez-vous réellement au bien-fondé de l’Hégémonie du Dieu cornu sur notre monde, ou votre fidélité est-elle soumise à vos sentiments personnels ? Sa voix s’amenuise. Vous êtes une pièce essentielle de l’échiquier qui se met en place. De vous dépendra beaucoup pour l’avenir de ce monde, mais j’avoue que ma vision ne m’a pas permis de voir dans quel sens… Voilà donc l’objet de notre rencontre, Monsieur Thanys. Qui êtes-vous ? Etes-vous l’un de ces hommes qui sont prêts à asservir l’humanité dans l’intérêt d’un Dieu, ou êtes-vous un homme prisonnier de son amour ?

Il reprend sa marche, comme s’il se parlait à lui-même, mais tu sais que c’est bien à toi qu’il s’adresse.

- Il est possible que vous n’ayez pas encore réponse à cette question. Si c’est le cas, vous devriez prendre le temps de bien y réfléchir, car il se pourrait que le sort des hommes sur ce monde dépende de certaines de vos décisions.

Il s’arrête dans un recoin de la pièce, dans l’obscurité.

- Le légat en provenance de Theros Obsidia est porteur d’une nouvelle qui va faire bouger les pièces de l’échiquier d’Eredane, Monsieur Thanys. Je l’ai vu. L’heure de faire un choix arrive pour vous.

Le rire de Baden emplit la pièce, et à son discours je comprends pourquoi. Même si je n'en étais pas totalement conscient, je subodorais que la situation réelle entre les légats et la résistance était complexe. Certains indices m'avaient déjà amenés sur cette piste, bien que j'avais décidé de la laisser inexplorée, par manque d'intérêt. Du moins le pensais-je à l'époque.

La suite de ses révélations ne me noue pas moins l'estomac que si j'avais été pris sur le fait par l'Ombre elle-même. Il sait...

Mêlé au reste de son discours, tout mon être est happé par son ton grave et Prophétique, et je ne peux me détacher de la voix profonde de l'homme, qui transpire une vision de vérité dans mon cœur, renvoyant mes propres doute à mon esprit torturé depuis quelques mois déjà. Ou peut-être plus ?

Dans un premier temps, je laisse un long silence aussi lourd qu'un espadon s'abattre sur la pièce. Mes pensées cohérentes peinent à se faire un chemin. Tels des fantômes venant hanter ma raison, les souvenirs de toutes mes actions passées me reviennent, chevauchant la piste de mon existence à reculons, jusqu'à mon village.

Depuis quelques temps, l'idée que je trahissais ma propre essence et le peu de principes qu'il restait de mon passé me rongeait sans que je puisse me décider à affronter ce tourment.

Les questions de Baden me jettent dans l'arène de mes cauchemars par la force, confronté, impuissant, à mes propres contradictions. Je suis totalement déstabilisé. Est-ce uniquement par amour ? Par désespoir de ce monde ? Suis-je totalement devenu un monstre ?...

Contre toute attente, le voile lancinant qui obscurcissait mes pensées semble se lever comme la brume devant le soleil matinal. Je respire longuement les effluves marines. Quelque chose au fond de mon esprit semble maintenant remonter la piste de mon âme déchirée. Est-ce grâce à lui ? Me demandé-je sans attendre aucune réponse.

Je fais le point de cette nouvelle acuité mentale. J'aime Sorsha, cela ne fait aucun doute. Et les siens ne viennent que renforcer mon amour envers elle. Je comprends cette méfiance, mais je connais mon amour d'une façon qu'il ne pourra jamais appréhender, et le lui faire comprendre serait vain.

L'Ombre. L'Ombre du passé. L'Ombre de mon avenir ?...

Mon cœur se révulse, et je sens que ce que je savais déjà se révèle en moi. Je hais cette Religion d'un Dieu qui n'est que souffrance, désolation et horreurs indicibles. Je l'ai toujours haï. Et même si l'espoir de voir la situation changer a quitté ma raison depuis la mort d'Alaric et ma prise de conscience des forces en présence et leur déséquilibre, je comprends à présent. Ce souffle qui m'agite.Ce dégoût qui m'étreint. Cette flamme enfouie qui brûle et ne saurait disparaître qu'avec mon trépas.

Quelque chose au fond de moi m'attire vers la résistance, je le réalise soudain. Mes pas ne m'ont pas conduit ici par hasard. Est-ce donc cela, le destin ?

Troublé comme jamais je ne l'ai été dans mon existence, je ne sais que répondre, totalement ébranlé. Non seulement il m'est impossible de déchiffrer l'énigme des mots du visionnaire qui me fait face, mais en plus vient-il de totalement briser le masque dont je m'affublais afin de ne pas avoir à me regarder en face.

Du trouble, je passe à la colère, puis au doute et enfin l'introspection. Le long moment que j'ai laissé passé ne m'a paru durer que le temps d'un battement de paupière, lorsque je réponds d'une voix hésitante :
- Je...J'aime cette femme. De cela, je ne peux douter. Quant à la Religion noire...Sincèrement, je ne ressens que dégoût pour elle. Mais vous ne connaissez pas comme je la connais cette étincelle de lumière enfouie dans les ténèbres de Sorsha. C'est à cette parcelle d'humanité que j'ai offert mon âme et ma lame, pour nous sauver tous les deux. Et jamais je ne pourrais trahir ce sentiment.

Je marque un pause. J'essaie de ne rien montrer de mon trouble, mais mon poing se serre :
- Depuis que mon village fut brûlé et saccagé par les Orcs, mon existence a été guidée par l'instinct de ma propre survie...A n'importe quel prix. Je me suis résolu, devant l'implacable logique de ce combat perdu d'avance, à devenir le monstre que vous voyez face à vous. Mais ce sentier de ténèbres s'est paradoxalement terminé aux pieds de cette femme à la bonté secrète, qui m'a donné ce que jamais je n'avais connu auparavant...

Je m'arrête soudain, m'apercevant de ma frivolité à confier ma vie entière à cet homme que je ne connais pas. Mais étrangement, cette sensation ne dure pas, comme si je me sentais en confiance. Je reprends, d'un ton sincère :
- La résistance est vaine, cela a toujours été mon constat. Cela n'empêche pas qu'une partie de mon âme écoute votre discours en ressentant ce même dégoût profond pour le Seigneur de l'Ombre. Mais je ne pourrais trahir mon amour envers elle, même si vos révélations prophétiques se révélaient exactes -ce dont je doute...

Puis mon ton se fait plus déterminé :
- ...D'autant que je n'ai jamais eut aucune Foi dans la destinée, ni dans la divination. J'ai toujours trouvé cette discipline par trop...Nébuleuse, comme le prouvent vos jeux de paroles énigmatiques. Après tout, comment porter crédit à des visions prophétiques d'un destin céleste, dans un monde où le seul Dieu qui ne nous a pas abandonné est une essence de la duplicité des ténèbres ? Demandé-je sur un ton très sérieux avant de reprendre : la seule destinée qui sera forgée pour moi le sera par ces mains, Thomas Baden. Rien d'autre que ces mains..., finis-je en montrant mes mains nues et caleuses, tout en le fixant dans un duel de regards ténébreux.

Un long silence accompagne tes déclarations, comme si Baden cherchait à en déceler les sous-entendus ou les failles. Dans l’obscurité dans laquelle il s’est réfugié, impossible pour toi de savoir s’il soutient ton regard ardent ou non. Ce n’est qu’après un instant qui paraît durer une éternité que le chef de la résistance du Promontoire finit par répliquer, avec cet accent de profondeur teintée d’une pointe d’espièglerie :

- Je ne vous demande pas de partager mes propres croyances, Monsieur Thanys. Je pense pouvoir me satisfaire du fait que vous ne semblez pas partager non plus celle de votre compagne.

Il s’approche de la table, laissant apparaître à nouveau son visage et sa silhouette longiligne dans la lumière. Vous n’êtes à présent séparés que par la table en bois.

- Mais nous avons foi commune sur un point. Il approche ses mains des tiennes sans que tu ne ressentes de danger, puis les saisis doucement tandis que son regard se fixe cette fois-ci dans le tien. Ces mains forgeront non seulement votre destinée, mais aussi celles de bien d’autres.

Il relâche tes poignets. En cet instant, il te suffirait d’un geste pour attraper son cou et mettre fin aux jours du leader de la résistance. Un trophée de choix à apporter à Sorsha. Nul doute que celle-ci t’en serait infiniment reconnaissante. Thomas Baden, qu’il en soit conscient ou non, n’y prête aucune attention.

- Je vous dis au revoir, Monsieur Thanys. Je ne sais si le destin fera que nos chemins se croiseront de nouveau ou non.

Un court silence suit cette déclaration avant qu’il n’ajoute: Vous pourrez sortir d’ici en empruntant la porte sur votre droite. Vous n’avez rien à craindre. Lui-même te tourne le dos et se dirige vers le mur en face de toi. Si tu ne fais rien, tu entends le léger chuintement d’une porte qui s’ouvre et se referme sur le cliquetis d’une serrure…

Dans un flottement irréel je regarde l'héritier déchu des Baden tourner les talons avec une telle confiance en lui que j'en oublierais presque qu'il est l'ennemi de Sorsha, et donc le mien.

L'espace d'une seconde je regarde sa silhouette. Je pourrais le capturer. Ici et maintenant. Et le livrer à elle. Mais cette rencontre, fortuite ou non, m'a laissé un goût d'incompréhension. La destinée de bien d'autres...

J'observe autour de moi. Aucune trace de danger ou d'une troupe de malandrins qui épieraient mes réactions. Et pourtant la certitude que sa façon nonchalante de m'offrir sa vie est une épreuve pour tester ma Foi et mon amour pour elle. Serais-je prêt après tout cela à le livrer aux légats...Malgré tout ce que j'ai confié sur mes sentiments, le fond de mon être ne s'en sent pas capable. Quelle magie est donc à l’œuvre ? me dis-je en secouant la tête, essayant de reprendre mes esprits.

Je laisse finalement l'homme partir, regardant mes mains, dubitatif. Comme émergeant d'un songe, le cours suspendu du temps reprend sa course, me laissant là, indécis...Et presque irrité. Suis-je donc devenu fou à mon tour ? Quel est donc ce maléfice qui fait que je ne l'ai pas tué pas sur le champs ?!...., me dis-je avec une pointe de culpabilité envers Sorsha et les Légats que je suis censé servir.

Mes pas m'approchent de la porte à ma droite. Mes armes gisent là, comme une offrande signifiant liberté. Signifiant choix. Ou Destinée ?...

Je ferme les yeux un moment pour vider mon esprit de questions futiles, bien éloignées de ma façon habituelle d'envisager mon existence. Après une longue expiration, j'ouvre les yeux, récupère mes armes, et franchis la porte pour me retrouver sur les Docks du ver. L'image même des conséquences les plus malsaines de la mainmise de l'Ombre sur cette Cité.

Mon esprit s'ouvre alors aux pensées de mon compagnon le plus fidèle, tandis que je contourne le Dock pour essayer de repérer Baden. Huginn, mon ami...Éclaires moi de ta vision, trouves cet homme..., prononcé-je mentalement à l'attention de mon compagnon animal, faisant remonter de mes souvenirs l'image de Thomas Baden, avant d'ajouter Il ne doit pas être très loin..., finis-je en lui montrant les docks et ma position approximative, utilisant le lien qui nous unis pour lui faire ressentir ma présence.

Puis je remonte les quais, rebroussant chemin. J'hésite quelques instants sur ma destination. Je ressens soudain le besoin impérieux d'oublier tout cela. Mais Sorsha ne doit rien savoir de tout cela...Pour l'instant.... Me repérant dans les boyaux étroits, je me dirige ensuite vers la taverne devant laquelle je suis déja passé à proximité, une soudaine soif m'étreignant, sans que je me pose de question sur la faune que je pourrais croiser là-bas. Ou peut-être à cause d'elle. Mon sang boue, et une sourde colère que je n'explique pas m'habite, demandant son comptant d'alcool pour me calmer mes nerfs soudain à vif. Ou bien est-ce pour oublier ce tiraillement de mon âme ?...

Je rumine de sombre pensée tandis que mes pas lourds me dirigent vers l'enseigne.

Huginn te signifie d’un croassement rauque sa compréhension de l’ordre donné avant de s’envoler dans le ciel de cette chaude après-midi de l’Arc de Zimra. Il plane quelques secondes au-dessus des maisons basses des docks du Ver avant de disparaître de ton champs de vision. Renvoyé à tes propres pensées, tu longes les canaux qui sillonnent le quartier, évitant les filets de pêche qui sèchent au soleil et qui dégagent une forte odeur de poisson. A cette heure de la journée, les rues sont particulièrement peuplées après le retour des pêcheurs partis tentés leurs chances depuis l'aube sur la Pellurie. Tout au long de ton trajet, tu restes vigilant sur une éventuelle filature, mais rien ne t’indique que tu sois l’objet d’une quelconque surveillance. Mais qui sait ?
 
Tu trouves sur les quais où s’entrechoquent les petits esquifs des habitants du quartier ce que tu cherchais. Une enseigne brinquebalante sous la légère houle du front de mer indique la taverne « Providence du Promontoire » et tu en ouvres la porte pour t’engager dans les ténèbres enfumées de l’établissement. Les volets fermés ne laissent pas filtrer la lumière du soleil et une bûche trop humide brûle dans l’âtre en dégageant une fumée qui laisse flotter une sorte de brume dans la seule et unique pièce commune. Trois groupes d’hommes sont attablés à différents endroits de la pièce. Essentiellement des pêcheurs de ce que tu peux en juger, mais l’un d’entre eux qui participent aux échanges d’un groupe, certainement un sarcosan d’après son teint sombre et sa taille modeste, est plus richement vêtu et tu le devines marchand.
 
Tu préfères t’isoler au comptoir, afin de ruminer tes sombres pensées. Sans un mot, le ventripotent barman à la calvitie dévorante te sert une bière au goût amer et fade, certainement l’unique boisson à disposition ici. Ton attention finit par être attirée par l’une des tables de pêcheurs :
 
-… Y’a ceusses qui disent que c’est eul chasseur de ceusses qui font la magie, le gars là. Même qui suffit qu’y te ‘gadent pour savoir ce à quoi y’a dans ta caboche. Et même qui y vient en ville pour y trouver ceusses qui sont sorciers. C’est eul Haut légat qui l'fait viendre au Prom'toire…
 
La fin de la conversation s’interrompt lorsque la porte s’ouvre pour laisser passer cinq orcs massifs. Un lourd silence se fait immédiatement. Le premier, plus haut que les autres, plus large d'épaules aussi, pose son  regard chassieux sur toi un bref instant mais, qu’il t’ait reconnu ou non, finit par reporter son attention à la table où se trouve le sarcosan. Il s’approche du groupe où chaque homme semble tout faire pour essayer de disparaître. En vain. La voix de l’orc, une voix caverneuse, résonne dans toute la taverne miteuse que tu t’es choisie, avec son commercial rudimentaire:
 
- Papiers de circulation.
 
L’homme du sud s’empresse de chercher dans sa sacoche avant de brandir un parchemin en direction de l’orc. Tu peux sentir la peur exsuder de tous les pores de sa peau.
 
- Tout est en ordre, messire, je peux vous l’assurer.
 
L’orc déplie le parchemin et ne le regarde qu’une seconde avant de lâcher un : - pas en règle.
 
Le sarcosan réplique, affolé par la tournure des évènements :
 
- Je ne comprends pas, tout est conforme à… Il n’a pas le temps de finir que l’orc écrase sa figure contre la table de son bras puissant, provoquant une giclée de sang sur le bois déjà maculé.
 
– PAS EN REGLE !!! gueule l’orc dans le silence de mort qui plane à présent sur le « Providence du Promontoire ». Le seul autre son qui vient alors à tes oreilles est le ricanement semblable au reniflement d’une truie qui émane de l’un des gardes orcs resté à ta proximité.

La déception de ne pas être suivi est là, mais elle n'est pas une surprise. Je ne pensais pas Sire Baden assez stupide pour mettre ses hommes en danger et me laisser l'opportunité de changer d'avis. Alors j'ouvre la porte de la "Providence" d'un pas lourd et dangereusement agacé.

Cet endroit est certes un bouge infâme, mais c'est exactement ce qu'il me faut pour l'heure. Un lieu discret, où personne ne ne pensera à venir me chercher, et où j'aurais tout loisir de ruminer cette humeur exécrable que je ne m'explique qu'à moitié. Je repère les différents groupes mais vais directement me faire servir une bière, sans regarder personne. Un inconnu armé est déjà assez remarquable sans en plus faire une entrée qui ferait fuir les clients ou me vaudrait questions ou rixe. Je veux seulement boire seul, et finalement cet endroit en vaut un autre pour satisfaire soif et solitude.

Ténèbres. Brume de l'âtre. Amertume et insipidité de la Ale dans ma bouche. Tout semble vouloir ici se faire l'écho de mes propres sentiments. Qui suis-je, réellement ? Suis-je devenu l'incarnation du mal ?

J'avale encore une gorgée de cet immonde breuvage, puis pose la chopine et regarde le liquide légèrement ambré et mousseux tourner, sans m'apporter pour autant de réponse autre que la promesse d'un oubli prochain dans les bras de suffisamment de ses sœurs.

J'entends distraitement la conversation. Occupé par mes propres pensées, je mets un temps à comprendre qu'ils conversent des mythes et légendes qui courent sur le Haut-Légat. Je me renfrogne encore, les paroles de ces pêcheurs me ramenant à ma demi-trahison de tout à l'heure, qui continue de me tordre le ventre. Et pourtant un feu couve maintenant dans mes entrailles, et me tord les boyaux à m'en faire mal. Le feu du courroux de cette justice que j'ai trop longtemps oublié. Pourquoi y penser maintenant ? C'est inutile, tout a déjà été perdu il y a bien longtemps, tout ce que tu pourrais perdre de plus maintenant, ce serait ta vie et la sienne, stupide mercenaire..., me dis-je en dialoguant mentalement avec moi-même, la vision de ma bien aimée flottant dans les rides de la bière.

La porte s'ouvre alors, interrompant les pêcheurs. Odeur de porcherie, pas aussi lourd qu'il est possible, et un essai de rythme militaire pour effrayer les clients. Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir de quoi il s'agit. Je ne tourne la tête que pour vérifier qu'il ne m'a pas reconnu ou qu'il ne s'approche pas plus de moi. Cela m'obligerait à révéler mon identité, ce qui n'était pas dans mes plans.

C'est évidemment le Marchand qui écope du contrôle surprise. Il tend les papiers, mais en tournant discrètement la tête je peux voir l'expression sadique du chef de la patrouille du coin de mon oeil gauche, un tic déformant l'estafilade qui décore ce côté de mon visage. Ces abrutis ne sont pas venus pour contrôler quoi que ce soit, me dis-je en soupirant.

Le Marchand n'a pas le temps de finir sa phrase. Sa tête heurte la table avec un craquement distinctif. Nez cassé, peut-être quelques dents, compté-je d'un air maussade en faisant mine de contempler ma chope, tête baissée, les cheveux me couvrant presque le visage.

Je réfléchis. J'évalue en silence la position des Orcs. Et je laisse mon humeur massacrante monter. De tous les fléaux d'Izrador, les Orcs sont ceux que je déteste le plus. Les souvenirs du visage horrifié de douleur et de peur de la femme de Rosmund, le forgeron de mon village, se faisant frapper contre une enclume me revient. Des vagues de sentiments contradictoires surgissent soudain. Je hais les Orcs...

A dire vrai, et sans parler de cet état étrange dans lequel je suis aujourd'hui, ce ne serait pas ma première altercation avec les orcs. Mais Sorsha avait été claire là-dessus, je devais éviter de les provoquer, si possible. Mais je savais ce qu'elle en pensait en réalité : ces peaux vertes pitoyables, ces sous-êtres, ne méritez pas de vivre, et encore moins selon elle de servir Izrador. Foi que je ne partage pas, mais qui me permet de justifier en privé de mes incartades occasionnelles.

J'entends le rire de truie du Capitaine, reprit par le reste de sa troupe. Je soupire, me lève et m'approche de la table du Marchand, plissant les yeux d'un pas félin. Arrivé à côté du Capitaine des gardes, je passe devant lui et prends le parchemin qu'il a laissé traîné sur la table, ayant trouvé une activité plus drôle que de lire un document auquel il ne comprenait rien. L'avantage des orcs étant qu'ils sont lents à réagir et facilement surpris.

Je regarde vaguement les papiers du marchand tout en sortant le jeton de ma maîtresse, sauf conduit et pièce d'identité officielle :
- Ses papiers sont en règle. Lâchez cet homme, Capitaine.

Je regarde les yeux de fouines de l'Officier à peau verte, mes yeux descendent sur son bras musculeux qui maintient la tête du marchand Sarkes. Mon regard meurtrier et vide qui remonte sur l'Orc lui indique clairement que ce n'est pas sujet à discussion. Ou du moins que la seule discussion qui en suivra provoquera sûrement la mort d'une troupe de contrôle Orque, car je ne suis vraiment pas d'humeur.

Un silence de mort s’abat sur la taverne suite à ton intervention et l’estompement des ricanements de la soldatesque orc. L’officier te toise de son regard noir et déviant, une attitude de défi classique parmi les peaux-vertes. Il te jauge, sûrement peu habitué à ce qu’un humain lui tienne la dragée haute. Tu peux même voir dans son regard qu’il évalue le risque et que la compréhension fait son chemin dans son esprit. Contrairement à la croyance populaire, tu sais que, pour les avoir côtoyé, les orcs ne sont pas des brutes sanguinaires dénuées d’intelligence. Les Ordrendors sont les enfants bénis d’Izrador, et s’ils sont capables de comportements d’une sauvagerie obscène, ils sont aussi doués de réflexion et de vice qui peuvent surprendre. Malgré ta taille, l’orc te dépasse de toute sa masse. Le silence se prolonge dans le défi, jusqu’à ce que le peau-verte grogne de sa voix gutturale :

- T’es pas chez toi ici, chien de légat. Gorunn tient les quais et nous travaillons pour lui, pas pour les laquais de Sunulael.

Il crache au sol, à quelques centimètres de tes bottes.

- Retournes au temple et j’oublierai ton existence, te dit-il avec une confiance dont tu ne sais si elle lui est caractéristique ou dût au surnombre des orcs face à toi.

Le crâne ensanglanté du sarcosan émet des gémissements alors que sa lente respiration fait éclater de petites bulles dans son propre sang répandu sur la table. Malgré les risques, tous les regards sont braqués sur vous, chacun figé dans l’attente de ta réaction.

Gorunn...

Je boue intérieurement tandis que l'Orc me toise en m'insultant, attendant une réponse de ma part.

Un regard furtif m'indique que les quatre autres sont trop occupés pour réagir promptement, visiblement persuadés que je ne suis pas de taille face à leur chef.

Cinq contre un, voilà ce que j'appelle un pari risqué..., me dis-je avec une petite moue contrariée en évaluant mes chances de survie. D'habitude, cette évaluation m'aurait amenée à abandonner. Mais pas aujourd'hui. La voix de Thomas Baden résonne encore dans mon esprit. La puissance est une notion très relative.

Je souris légèrement. Non que cet argument m'ait soudainement fait atteindre l'illumination de la conversion, mais il fait sortir une furie rentrée, pareille à celle d'un fauve enragé chargeant hors de sa cage pour une dernier baroud d'honneur.

Sans prévenir je croise mes mains et dégaine mes deux rapières orientales dans un éclair d'acier (Action de mouvement) pour venir en croiser les lames sur le cou de l'Orc avec une extrême précision. Je fais volontairement perler quelques gouttes de sang de sa gorge  tandis que je menace de le décapiter séant sans qu'il ait encore pu esquisser le moindre geste.

Pour un combattant chevronné, il est clair que j'aurais pu sans mal ôter sa tête de ses épaules :
- Ne me fais pas me répéter, Orc. Laches cet homme, ou je décore le plancher avec ta tête.

Tout en tenant dans ma pince d'acier l'Officier, je jette un regard rapide au reste de la troupe des sbires de Gorunn en annonçant d'une voix tout aussi tranchante :
- Avancez, et je tue votre officier. Vous êtes les prochains.

Je reviens sur cet orc massif qui me fait face, puis le bras qui tient la tête du Sarkes, puis je fixe l'Orc dans les yeux :
- Sortez d'ici gentiment, et j'oublierais vos existences. Ou oses affronter la puissance d'un serviteur des Légats..., dis-je avec tandis qu'un rictus mauvais s'affiche sur mes lèvres, pendant que je resserre l'étreinte de mon acier autour de son gosier.

Un silence assourdissant accompagne tes paroles. Les murs de la taverne semblent s’être contractés jusqu’à rétrécir l’espace qu’autour de vous deux seuls. L’orc, pris par la vitesse de tes actions ainsi que par la poigne terrible de la tenaille qui lui cisaille le cou, sait que ses troupes pourraient sans doute te terrasser, mais cela signifierait sa propre mort. Tu le sais et il le sait. L’issue est inéluctable et il lâche la tête de sa proie. Il grogne autant à ses sbires qu’à toi :

- On s’en va.

L’orc se dégage de ta prise alors que tu desserres l’étau de tes lames. Pas un instant son regard de défi n’a quitté le tien. Il recule d’ailleurs sans te tourner le dos avant que lui et sa clique ne prennent la porte. Alors que l’officier orc va pour la claquer derrière lui, il te lâche d’un ton menaçant :

- On se reverra, chien de légat, et ce jour-là tu ne prendras pas par surprise.

Le silence retombe sur la taverne, seulement interrompu par les vagues gémissements du sarcosan. Tous les regards sont braqués sur toi, mêlés d’incompréhension et de crainte. Mais il suffit que tu fixes un visage pour que les yeux de ce dernier trouvent un intérêt subit au sol poussiéreux….

Comme prévu, menacer leur chef était une bonne stratégie, et le belliqueux animal recule, ainsi que sa troupe de porcs à peau verte. Je souris à sa remarque, exécutant un salut exagéré avec mes lames dans les mains, mon regard de tueur le fixant au travers de mes mèches tombantes  :
- Mais à votre disposition, Ô Grand sous-fifre de Gorunn. Je louerais vos actes de bravoures en attendant avec impatience notre prochaine rencontre dans un vrai duel..., dis-je juste avant qu'il ne referme la lourde porte.

Je range alors mes lames dans leurs fourreaux avec autant de dextérité que pour les en sortir, puis jetant des regards noirs aux clients, je ne m'attends à rien d'autre que ce qui finalement m'est dû. Incompréhension de mon geste. Peur de ma réaction, quelles que soient leurs paroles. faux respect mêlé de craintes quant à ce que je pourrais leur faire de pire que la troupe qui vient de sortir.

Après tout, je suis le serviteur d'un Légat. Ils n'attendent de moi que torture et tourmentes. Peut-être craignent-ils plus les Légats que les Orques, même ici. Mais quelle que soit la vérité dans mes conjectures, ils ne verront jamais en moi un "sauveur". Et encore moins l'ombre d'un héros, notion totalement oubliée.

Déchiré entre cette impulsion soudaine que je n'ai pu retenir et tout le cynisme qui m'a toujours habité, je me décide néanmoins à reprendre le rôle que même ces gens attendent de moi : celui d'un chien mercenaire de légat. Je jette sur l'assistance un regard déçu qui se transforme en semblant de dureté. Je prends le marchand par le col, et lui glisse à l'oreille :
- Je te conseille de déguerpir au plus vite, Marchand. Les Orques vont revenir...Avec plus de troupes. Et ils se souviendront de ton visage, n'en doutes pas...

Puis je paie rapidement ce que je dois au tavernier, sans un regard de plus aux autres. Je n'ai rien à leur dire pour les rassurer après ce que je viens de leur imposer. Rien qu'ils n'aient envie d'entendre. Toute promesse serait vaine, vide de sens en ces terres conquises depuis longtemps par le seul pouvoir qui dominera maintenant à jamais nos terres, de l'Est à l'Ouest et du Nord au Sud. Et ce même si les Elfes et la résistance essaient encore de faire passer une lueur de torche pour l’avènement d'un braséro, alors même que la tempête noire écrase toute lueur d'espoir -aussi infime soit-elle- sur son passage.

Je tourne alors les talons, un regard préoccupé flottant sur des traits endurcis par des années d'habitude. Et c'est ainsi que je franchis le seuil, tout en interrogeant mentalement Hugin sur notre proie : Thomas Baden.

Pourtant, quelque chose dans mon ventre (ou est-ce mon coeur) serre si fort que j'en aurais la nausée...Sûrement cette satanée bière.

Un silence qui ferait passer une morgue pour un endroit de festivité accompagne ta sortie. Trop occupé à tenter de stopper son hémorragie nasale, le marchand sarcosan ne pas pu te répondre, mais le hochement de tête qu’il t’a adressé était suffisant pour marquer son vif assentiment.
Un soleil aveuglant accueille ton retour à l’air libre. L’air salin accompagne ce beau début d’après-midi et l’activité du quartier ne semble pas faiblir. La patrouille orc s’est éclipsée, apparemment sans demander son reste. Un bruissement d’ailes t’informe de l’arrivée de ton fidèle compagnon qui se perche sur ton épaule avec un croassement. La connexion mentale se fait entre vous.

*Humain invisible. Disparu. Hugin sent magie. Kane méfiant. Hugin sent le dragon agité. Hugin aime pas ça.*

Tu sais que ton familier fait référence à Zaindal, la Wyvern liche qui trône sur la flèche du promontoire de Baden.

Inconsciemment, tes pas te guident vers le quartier de la Couronne et il te faut une longue marche pour remonter le quartier du Soufflet, passant à côté du puits qui fait la célébrité du quartier, puis pour traverser le quartier résidentiel du Cœur avant de franchir les grilles qui protègent le quartier de la Couronne. Au sommet du promontoire siège l’ancien palais des Baden, à présent bastion fortifié, où se tiendront les festivités du soir en l’honneur du Légat suprême. Tu franchis les grilles gardées par deux gardes orcs, bien que La Couronne soit le quartier le plus paisible de la cité.

Involontairement, ton regard porte vers la Flèche, à l’ouest. Ancienne tour érigée par les Elfes au cours du troisième Âge à l’invitation des Baden, elle prenait pied dans un jardin exotique aux milles senteurs. Lors de la prise de la ville par l’Ombre, elle fut le théâtre d’exactions sanglantes et de sacrifices humains à la gloire du Dieu du nord. A présent abandonnée, la Flèche est devenue le perchoir de Zaindal, la Wyvern. Les paroles muettes d’Hugin te reviennent à l’esprit, comme une sombre prophétie.

Tu en est là de tes pensées lorsque l’on t’interpelle :

- Kane Thanys ?

L’homme qui s'adresse à toi dans la cour porte une bure noire frappé du sceau d’Izrador sur son poitrail. Un légat. Tu notes au passage qu’il porte ceint à son flanc une longue épée. Il s’approche de toi. Portant une barbe touffue qui lui mange une partie du visage, les yeux de l’homme sont rieurs et son apparence générale est plus proche de la bonhommie que de la rigueur ascétique habituelle des prêtres du Dieu sombre.

-On m’a dit que vous oeuvriez pour le Haut Légat Sorsha Chander. Est-ce vrai ?

Les nouvelles que me rapporte Huginn ne sont pas pour me rendre d'une humeur plus réjouie, malgré les vaines tentatives supplémentaires de ce soleil dardant vers moi ses chaleureux rayons marins d'après-midi.

*Merci, frère Corbeau. Voles libre, et éloignes toi un temps en sûreté. Les Astirax surveillent chaque recoin de la Cité, et un puissant serviteur de l'Ombre sera bientôt ici...Sois prudent, et ne te fais pas prendre, mon ami...*

Ruminant encore mes pensées contradictoires, celles-ci me ramènent inlassablement à mon énigmatique rencontre du jour, qui a provoqué en moi une réaction que jamais je n'aurais pu prévoir, même dans mes pires cauchemars : ma Foi en l'amour de Sorsha, ébranlée au cours d'une simple et absurde conversation. Mon esprit hagard emmène en secret mes jambes à faire pénitence dans la ville, dans une direction dont je ne comprends pas immédiatement le sens, mais qui s'éclaircit à chaque pas lourd de mes bottes. La couronne de Baden, siège du pouvoir et de la resplendissante lumière obscure. Palais de la future jubilé ténébreuse en l'honneur du Seigneur de l'Ombre et de son puissant représentant de Theros Obsidia. Malgré l'habitude de toute une vie de servitude à l'ombre d'Izrador, je ne peux réprimer un frisson d'effroi en contemplant la citadelle, comme si mes yeux -à nouveau aussi innocents qu'à mon arrivée- en découvraient toute l'Horreur indicible. Et à l'Ouest, ils se posent presque tremblant sur la silhouette de Zaindal qui se découpe comme la gargouille menaçante de la Flèche. Rappel encore mort-vivant que tout fut corrompu, et que tout lui appartient désormais pour l'éternité de sa noirceur immortelle.

Une colère sourde gronde et grandit pourtant en moi, tandis que la silencieuse prophétie d'Huginn se mêle à celle plus étrange encore du chef de la résistance.

J'ai déjà passé la grille depuis bien longtemps avant que ma conscience ne me ramène à la terre ferme par l'intermédiaire d'une voix prononçant mon nom. Complet. Encore. Je me retourne vivement, pour constater que ce n'est cette fois pas de la bouche de Thomas Baden, mais d'un Légat, que ces mots sont sortis. Je fronce un peu les sourcils à cette question pourtant banale, répondant au légat :
- Et qui s'en enquiert ?

Sa question est alors remplacée par une autre, plus précise cette fois. Cela m'indiquant clairement si c'était utile que sa première n'en était pas plus une que celle-ci.

Mais constatant sa bonhommie, et considérant avoir déjà bu tout mon soûl de l'ivresse de ma colère contre mes alliés dans la taverne, je réponds d'un sourire faussement modeste :
- Je pense en effet pouvoir me déclarer humblement son serviteur le plus loyal, et le plus dévoué..., la culpabilité m'étreint malgré moi le cœur un instant devant l'aplomb apparent avec lequel j'assène cette "vérité", mais n'en montre rien à mon interlocuteur, changeant de rôle et de sujet : A quoi dois-je l'honneur d'une rencontre d'aussi bonne compagnie, Monseigneur...Je laisse la phrase en suspens, signe ostensible d'une double question : la raison de ce babillage, et son identité.

Large et faite de pavés unis, la cour qui devance le palais des Baden est déserte à l’exception de vos deux présences. Dans quelques heures, elle fourmillera pourtant des nombreux convives qui viendront quémander leur part du gâteau auprès d’Helrion et de sa cour. Le vent en provenance de la Pellurie s’est levé et s’engage avec vigueur dans les feuilles des quelques arbres panocks que le jardinier du palais s’échine à entretenir ici. L’homme s’incline légèrement à ta première question, comportement largement inhabituel chez un légat face à des personnes de moindre importance :
 
- Veuillez me pardonner, je manque en effet de savoir-vivre. Je me nomme Sardan Khöln. Dit-il sans la moindre fioritures. J’accompagne le Légat suprême Teros Vilesa au cours de ce voyage de courtoisie.
 
Les deux noms te sont connus. Et les deux de nature à faire frissonner même un homme de ta trempe. Teros Vilesa est tout simplement le légat le plus haut placé dans la hiérarchie de l’Ordre de l’Ombre après Sunulael. Quant à Sardan Khöln, membre éminent des soldats légats, il est particulièrement connu pour ses traques à succès des légats renégats. Sa venue ici ne peut être vue comme un signe positif pour n’importe quel serviteur du Dieu de l’Ombre. Elle ne peut signifier qu’une chose. Et personne n’espère être la  cible de cette « chose ».  
 
La face rubiconde et la bonne humeur de ce personnage ne cadre pas vraiment avec la réputation qui le précède, mais tu as appris depuis longtemps à te méfier des apparences. Il renchérit sur tes mots :
 
- Je comprends que le légat Chander puisse attirer le genre de loyauté que vous lui vouez. Le moins qu’on puisse dire est que cette bonne vieille Sorsha est plutôt gironde, n’est-ce pas ? dit-il avec un rire taquin. Je suis par contre moins certain que notre rencontre vous honore comme vous le suggérez mon ami. Je souhaitais seulement rencontrer le célèbre, comment dites-vous , Associé, Garde du corps, autre ? du légat Chander. Je me suis laissé dire que vous disposiez de nombreux talents insoupçonnés.
 
Impossible de lire dans l’intonation et sur le visage de ton interlocuteur si ces derniers mots ont une orientation particulière, mais le simple fait qu’il les prononce suffit à te remuer le ventre.
 
- De fait, je m’ennuyais et j’ai saisis l’occasion de discuter avec une sommité locale. Je ne goûte guère les réjouissances de la sorte de celles qui se prépare, je n’y suis que très peu à l’aise. Aussi, peut-être auriez-vous la sympathie de m’affranchir sur votre propre sentiment sur la cité et ses habitants. Peut-être que cela me permettra d’aborder avec plus de sérénité l’inévitable corvée des salutations qui accompagneront les agapes ?
 
Malgré la bonhommie affichée du personnage, ses yeux te scrutent, comme en quête de ce que cachent tes propres traits.

Teros Vilesa et Sardan Khöln. Mon sang ne fait qu’un tour à l’évocation de l’Ombre menaçante de ces deux noms. J’observe le Soldat Légat pendant son discours. Il ne ressemble pas aux récits qui m’ont été faits de ces exploits de champion de chasseur de traîtres.
Mes propres instincts de chasseur commencent à soupçonner très rapidement que cet habit de légèreté est une habile dissimulation destinée à recouvrir les pattes de la dangereuse Araignée tapie en dessous, dont je peux distinguer les yeux rouges innombrables à l’affût de la moindre opportunité de me prendre dans sa toile.

Des années passées à me cacher parmi les prédateurs dans la nature et dans les cours me font reconnaitre la situation pour ce qu’elle est en réalité : une partie de chasse, dans laquelle je suis la proie. Je décide donc de faire appel au don que je maîtrise le mieux dans cette situation.

Après avoir pris soin de ne pas réagir à ses diverses provocations, je réponds donc sur le même ton au chasseur :
« Je crains ne pas être à la hauteur des qualités qu’on me prête, Monseigneur. Je ne suis qu’un Mercenaire faisant fonction de garde du corps de Dame Chander. J’ai grand peur de n’être que d’une piètre utilité dans les ronds de jambes politiques qui s’annoncent, et en toute sincérité vous devriez redouter mes dérisoires talents...De guide …», dis-je en réfléchissant à Sardan la même expression bon enfant que la sienne.

Après une courte pause, je reprends en inclinant légèrement la tête :
« Ce sera par contre un plaisir de vous présenter certaines facettes de cette glorieuse Cité, si cela vous agréer.  Nous avons sans nuls doutes des occupations communes, en dehors de nos devoirs officiels… », dis-je tandis qu’une expression de connivence goguenarde habite mes traits : « Je suis plus versé dans l'Art délicat de prendre du bon temps. Et je connais quelques endroits qui vous permettront de goûter aux plaisirs ainsi qu’à l’hospitalité locale de l’illustre promontoire de Baden…», finis-je avec un sourire en coin digne de toute une troupe de mercenaires en rut.

Les traits de mon visage respirent la franchise rude des soldats de fortune, tandis qu'intérieurement je boue d'appréhension. Même si j’ai façonné ce masque de milles manières depuis mon arrivée à Baden, cet adversaire formidable est sûrement bien plus perceptif que tous ceux que j’ai déjà connu. J’attends donc que les paires d’yeux inquisitrices prennent une décision à mon encontre, en essayant de mon mieux de me dissimuler à eux dans ce qui n’est pas du tout au départ mon environnement de prédilection.

Le regard de Sardan Khöln ne te quitte pas pendant toute la durée de tes réponses, et se niche dans ses deux prunelles comme un intérêt croissant au fil de tes propositions. Non pas un intérêt envers tes sous-entendus grivois, mais bien à ton encontre. Il reprend presque aussitôt que tu en as terminé :

- Et bien soit ! Il ne sera pas dit que je suis homme à ne pas profiter des bienfaits d’un endroit aussi accueillant que semble l’être le Promontoire…! Le ton de sa réponse te laisse immédiatement savoir que ce n’est pas la première fois qu’il vient ici. J’espère cependant que votre animal de compagnie ne s’en prendra pas au mien !

Un rat blanc de petite taille vient alors se percher sur son épaule. Son regard rouge est plein d’une malice qui te fait froid dans le dos.

Astirax.

Désormais, tu es certain de ne plus avoir le droit à l’erreur.

Une voix bienvenue s’élève alors derrière toi.

- Monsieur Kane, je vous cherchais. J’ai besoin de vos services.

Un quart de tour de tes épaules te suffit pour entrapercevoir sorsha se dresser derrière toi, dans toute sa majesté vénéneuse. Elle poursuit à l’encontre cette fois du chasseur de sorcière:

- Légat Khöln, quel plaisir de vous recevoir en ces lieux. J’espère que nous aurons l’occasion de profiter de votre présence à la réception du soir.

- Un plaisir partagé Légat Chander, soyez en sûre. Rétorque Sardan Khöln avec cette pointe d’affront qui semble le caractériser.

Sans répondre, ta maîtresse se détourne pour regagner la Tour de la tempête, qui abrite ses appartements au palais. Khöln, lui, t’adresse un large sourire avant de te saluer d’un geste grandiloquent tout en ajoutant :

-Reportons donc la visite promise à plus tard, Messire Kane. J’ai hâte de me rendre dans les lieux dont vous venez de me vanter les mérites…

A sont tour, il se détourne en chemin inverse de Sorsha, te laissant seul entre deux légats qui tracent des chemins opposés alors que le vent froid venant du nord fait flotter ta chevelure.

Alors que mon sang se glace, je peux sentir le regard arachnéen de mon bourreau se poser sur moi. Un malaise m'envahit, même si je tente de n'en laisser rien paraître. Il m'a percé à jour..., réalisé-je soudainement comme une évidence.

Il finit par dévoiler une partie de son jeu en évoquant Huggin et me montre son Astirax aux traits de rongeur blanc. Mon cœur manque un battement. Il sait.... Ce rebondissement m'ayant complètement déstabilisé, mon masque de mercenaire commence à se fendiller par endroit. Je me sens comme la proie immobile avant qu'elle ne tente vainement de fuir pour sa vie. Trop tard pour cela, imbécile..., me dis-je avec une réprobation mentale que je considère comme méritée. Mes pas m'avaient porté directement à mon trépas.

C'est alors que la voix de la providence se fit entendre, prenant l'apparence de la seule femme que j'ai jamais aimé. Je retiens un soupir de soulagement, et me ravise avant que mon visage n'exprime le soulagement que je ressentais face à cette fortune qui décidément me souriait de façon presque insolente. Je reste attentif à ce petit échange, illusion de cordialité masquant la tension palpable entre les deux antagonistes, et profite de cette aubaine pour recomposer les traits de ma propre imposture Ne vendons pas la peau de l'Astirax avant de l'avoir dépecé...

Sorsha était arrivée juste à temps pour sauver ma pauvre carcasse, encore une fois. Je soupçonnais ses sentiments d'être plus vivaces et sincères que ce qu'elle ne me le montrait. Ce genre de témoignages d'affection renforçaient encore la Foi et l'Amour inconditionnel que je lui portais.

L'échange tourne court. Essayant de ne pas avoir l'air de fuir, je commence toutefois à lentement tourner les talons, mais Sardan Khöln a visiblement décidé de me faire savoir que nous étions appelés à nous revoir, et donc dans le langage des arachnides de son espèce, qu'il me tenait, et qu'il reviendrait me dévorer lorsque l'envie lui prendrait.

En vérité, cet homme terrifiant à la sympathie apparente ressemblait de plus en plus aux espèces d'araignées les plus dangereuses que j'avais pu côtoyer. Je comprenais maintenant pourquoi le nom de Sardan était devenu synonyme de mort des renégats. Cette apparence fruste de simple soldat dont on ne se méfie pas, alliée à un esprit retors aux techniques de chasse redoutablement efficaces et discrètes. Il endormait la méfiance en inoculant un venin de sympathie bonhomme, prenait imperceptiblement ensuite ses victimes dans une toile de mensonges habiles, puis attendait que la proie finisse par se débattre dans sa culpabilité avant de la dévorer complètement.

Il me fallait craindre cet homme si je voulais survivre. Je me contentais d'un sourire et d'une réponse laconique :
- Ce sera avec plaisir, Sire Khöln...Au revoir, donc., finis-je en tournant les talons de mes bottes vers ma bienfaitrice et amante d'un pas légèrement trop rapide.

Une fois la scénette laissée derrière nous, je glisse discrètement à Sorsha :
- Merci, ma douce. Ce Khöln est bien plus dangereux que je ne le pensais..., dis-je en continuant de marcher à ses côtés. Je repensais à ma rencontre tantôt. Le doute me saisit, mais je savais que je finirais par lui en parler. Il fallait d'abord que je sache : - Ton intervention salvatrice était-elle une ruse, ou avais-tu réellement besoin de mes services ? Je suis ton débiteur...Quelle que soit la requête, je tâcherais de me montrer à la hauteur de tes exigences..., dis-je avec une légère pointe délurée dans la voix.

Bien que tu n’aies aucun mal à en suivre la foulée, les pas de ta maîtresse sont rapides alors qu’elle monte les escaliers menant à ses appartements. Elle fait mine d’ignorer tes questions jusqu’à ce que la porte de sa vaste chambre ne se renferme sur vous.

- Tu dois te montrer extrêmement prudent. Je suis persuadée que la venue de Khöln est déconnectée de celle de Vilosa. C’est un leurre destiné à dissimuler l’agenda du premier. Il est ici pour une bonne raison et je crains que tu ne sois celle-ci.

Elle ferme les yeux et prend une profonde inspiration, tout en remettant en ordre l’une de ses délicieuses boucles blondes en ordre dans sa chevelure. Tu la connais à présent suffisamment bien pour savoir qu’il s’agit là d’un signe de nervosité inhabituelle. Sorsha Chander reprend néanmoins la parole avec un ton mesuré qui prouve sa capacité à rester maîtresse d’elle-même.

- Laissons cela pour plus tard. Je vais faire en sorte que ce maudit fouineur regarde ailleurs que dans mes affaires.

Son regard d’or liquide se pose sur toi :

-Teros Vilosa n’est pas ici en visite de courtoisie. Il a consulté plusieurs légats de la ville tout au long de l’après-midi, et ses sbires ont passé l’après-midi dans la bibliothèque interdite du Temple à la recherche de je ne sais quoi. Elle marque une pause. J’ai une mission plus que délicate pour toi. Nouvelle pause. Certainement la plus difficile que j’ai eu à te demander jusqu’ici. Je veux que tu fouilles les appartements de Teros Vilosa pendant la réception.

Avant que tu n’aies le temps d’écarquiller les yeux de stupeur devant ce qui semble être une mission suicide, elle ajoute :

-Je vais t’en donner les moyens, mais cela restera extrêmement dangereux.

Elle s’approche de toi, sa bouche frôle à présent la tienne :

-Es-tu prêt à faire cela pour moi, mon amour ?

Mon adorée fuit vers ses appartements en foulant le sol d'un pas que je ne lui connaissais pas. Celui de la crainte. Je sais que la peur est un sentiment qu'elle abhorre particulièrement, et lorsque les lourds battants se ferment, je me trouve soufflé par cette nervosité. Elle, à son habitude si sûre d'elle, si magistrale et arrogante dans son attitude de Légat, me dévoilait une émotion dont je n'avais jamais deviné l'existence, tapie sous ce voile opaque et sombre d'instrument mortel d'Izrador. Encore une fois je me prenais en la contemplant à admirer ce parfait équilibre de force et de faiblesse féminine si attirant lorsqu'elle vous laissait pénétrer sa forteresse de diamants noirs.

Ma contemplation ne dure qu'un temps, ma nouvelle mission est formulée. Et quelle mission ! Cambrioler les appartements de Vilosa pendant cette réception. Je fronçais les sourcils. Non que j'escomptais échouer, au contraire. Mais mon instinct de survie qui m'hurlait de refuser venait de recontrer la pulsion de mon amour pour elle. Le conflit des deux fut bref, brutal, et sans appel après que j'eus fixé une nouvelle fois ses yeux d'or. Armée du pincement qui m'envahit jusqu'à l'âme lorsqu'elle s'approche de moi, elle transperce la cuirasse du chasseur aussi aisément que si mes lames avaient rencontré une feuille de lin.

Mes seules pensées furent alors -comme toujours- que je devais tout à Sorsha. Y compris ma misérable existence. Sans elle, je errerais aux confins de la bestialité et de la rage, hâtant la venue de la mort de mes vœux les plus sincères.

Sa dernière phrase acheva le chasseur de la dague d'un désir frémissant, dans un glapissement rageur de tous mes instincts, sauf le plus primaire. Je l'embrassais avec douceur, retenant le feu de ma passion en frôlant ses lèvres des miennes, ma voix suave et pleine d'assurance :
- « Il en sera fait selon vos désirs...Maîtresse...».

Je me laissais ensuite aller à notre étreinte passionnée, ne la forçant à rien, l'invitant à tout.

Une sombre pensée, comme l'éclat d'un soleil noir, m'aveugla avant que je ne la rejette de toutes les forces dont j'étais capable : me manipulait-elle de la même façon qu'elle manipulait tous les autres ?...L'écho resta néanmoins un temps avant de s'estomper dans la rage furieuse de ce nouveau combat que je menais. Le plus agréable des combats.

Vos lèvres s’étreignent avant que la symphonie des corps qui s’entremêlent ne débute. Ce n’est que lorsque votre désir est rassasié, alanguis sur le lit à baldaquins aux draps défaits, la respiration haletante que Sorsha reprend la parole. Tu as le plus grand mal à te concentrer sur son verbe alors que la perfection de son corps nu se dévoile à ton regard.

- Il faudra te montrer extrêmement vigilant. Même en quelques heures, Vilosa a dû tisser un ensemble de protections magiques pour défendre ses appartements d’une intrusion.

Elle se lève, révélant la courbe parfaite de son corps délié sur lequel cascade son abondante chevelure or.

- Mais Vilosa ignore que je garde pour moi l’un des plus puissant artefact de la famille Chander.

Elle glisse une petite clef argenté accrochée au collier qui lui ceint le cou dans la serrure d’un coffre, tout en marmonnant une formule que tu ne parviens pas à saisir. Le coffre s’ouvre alors et elle en extrait une longue cape immaculée sur laquelle a été tissée un symbole de patte d’ours en fils marrons, emblème de la famille Chander. Une capuche vient parachever le vêtement dont la qualité te saute immédiatement aux yeux.

-Voici l’un des plus grands trésors de la famille Chander. Elle fut tissé au Deuxième Âge et béni par l’un des anciens esprits d’Aryth. Son porteur devient invisible à toute forme de détection magique , mais il ne peut lui-même alors utiliser les énergies mystiques de notre monde.

Elle marque une pause, fixant son regard émeraude dans le tien :

- Il s’agit là d’un bien inestimable, tous les légats seraient prêts à tuer pour récupérer cet artefact.

Forte de cette impérieuse sentence, elle poursuit :

- Tu t’éclipseras de la cérémonie ce soir et t’en pareras. Vilosa sera trop occupé par les sollicitations pour pouvoir effectuer une garde efficace de ses appartements. Cette tunique te protégera des dernières défenses et je veux que tu fouilles sa chambre et me rapporte tout ce qui peut te sembler utile.

Sans se départir d’un sourire satisfait, elle commence à se rhabiller tout en poursuivant :

- J’ai à faire d’ici la cérémonie, prépares toi pour ce soir.

Mon attention est partagée entre le plaisir des formes de ma maîtresse et son discours qui dans un premier temps s'écoule comme une rivière à laquelle je suis aussi sourd qu'une pierre. J'avise toutefois le coffre, et suis surpris par la cape, héritage familial et artefact puissant qu'elle consent à me confier pour mener à bien son plan. Non que je sois étonné de sa confiance, mais cela me donne un aperçu de la valeur qu'elle attache à cette tâche, et une juste mesure de la dangerosité de celle-ci.

Je souris à mon tour, enfile mes vêtements, mon armure de cuir et ma cape, reprends mes armes, et saisis avec précaution l'étoffe familiale, que je plie délicatement pour la cacher ensuite. Le souvenir de l'échange de politesse avec Khöln me revient, et je rajoute à l'attention de ma bien-aimée d'un air plus sérieux :
- Je pense que Khöln sait pour moi. Il l'a déclaré à demi-mots. Cette fouine risque de me surveiller...Mais je trouverais bien quelque chose, dis-je avec un sourire confiant en l'embrassant.

Je tourne ensuite les talons pour aller moi-même me "préparer", mais plutôt à ma mission qu'à la réception. Étudier un itinéraire, anticiper une filature, prévoir un plan de repli. Je ne suis pas un homme qui aime élaborer stratégies et tactiques poussées. Je trouve cela généralement ennuyeux - et souvent finalement inutile face aux imprévus. Mais la situation ici -et l'ombre de Khöln- semble assez dangereuse pour que je me donne un peu de peine.

Si Sorsha en a fini avec moi, je m'en retourne donc dans mes appartements, mes pensées tournées vers mes plans, et perturbées par la voix éthérée de Thomas Baden. Le légat en provenance de Theros Obsidia est porteur d’une nouvelle qui va faire bouger les pièces de l’échiquier d’Eredane, Monsieur Thanys. Je l’ai vu. L’heure de faire un choix arrive pour vous...Ces mains forgeront non seulement votre destinée, mais aussi celles de bien d’autres.... Je grogne intérieurement, essayant de chasser la ritournelle de cet illuminé de ma tête, sans toutefois y parvenir vraiment.

Ton après-midi se déroule en préparatifs de la tâche que t’a confié Sorsha, conscient que tu es de la difficulté de celle-ci. On parle ici de dérober des informations à l’un des légats majeurs de l’Ordre de l’Ombre. Par chance, les appartements de Vilosa se situent à l’étage juste au-dessus de ceux où tu loges en compagnie de ta maîtresse. L’une des difficultés est que chacun de ces étages est gardé par deux soldats d’Helrion Baden. Mais le plus inquiétant pour toi est ce que tu pourrais trouver à l’intérieur des appartements du Haut légat.

La fin de l’après-midi te trouve dans cette expectative, alors que le soleil s’enfuit vers l’ouest en dardant ses derniers rayons sur les vagues de la Pellurie. Tu en profites donc pour t’apprêter afin de rejoindre ta maîtresse. Celle-ci s’est parée de ses plus beaux atours et apparats pour l’occasion. Une reine ne pourrait pas plus resplendir à tes yeux. Sa simple présence semble illuminer tout ce qui se trouve autour d’elle. Tu ne peux t’empêcher de te demander comment une femme de cette envergure peut se contenter d’une relation avec un homme comme toi. Eternel questionnement.

Trois pas derrière elle, tu la suis lors de la traversée de la cour où elle t’a tiré des griffes de Sardan Khöln un peu plus tôt dans l’après-midi. L’endroit est à présent garni de carrosses, montures racées et convives en transhumance vers la salle du trône. Cette dernière se dévoile dans ses habits de fête à votre arrivée, alors qu’un page annonce l’entrée de Sorsha Chander. D’immenses tentures à la gloire du Dieu Cornu orne la salle et de longues tables ont été disposées en U autour de la table d’honneur. C’est vers cette dernière que se dirige ta maîtresse, superbe, pour y rejoindre les sommités déjà présentes. Assis dans son habituelle attitude débonnaire, le Prince Helrion Baden, le bâtard pour certains, occupe le célèbre trône de bois de Maudrials de la famille royale du Promontoire. A ses côtés, un homme en bure noire, au visage austère et aux traits parcheminés se tient aussi droit que la justice sur un siège en bois moins dispendieux que celui du maître des lieux. Sorsha, elle, se glisse à la gauche de l’héritier Baden, uniquement après que ce dernier ne se soit fendu d’un baisemain un peu trop prononcé à ton goût.

Les invités se serrent ensuite sur les fauteuils qui leur sont réservés dans un vacarme assourdissant. Tu constates que l’on t’a réservé une place sur un banc à la table des laquais du beau-monde. Un mal pour un bien, car moins en vue que la table principale, ce qui devrait te permettre de t’éclipser plus facilement. Instinctivement, tu recherches Khöln du regard sans parvenir à le localiser.

Helrion Baden finit par se redresser, faisant tinter sa fourchette contre la coupe métallique ornée de rubis qui lui sert de verre. Tu ne peux t’empêcher de te faire la remarque que sa présence paraît bien terne comparer aux deux légats qui l’entourent.

- Mesdames et messieurs, chères convives. Je ne saurai vous faire part de l’infini honneur que je ressens à recevoir le Haut légat Teros Vilosa en ces murs. Sa présence ici est une marque de l’attention que porte le clergé de notre Dieu et maître à la ville du Promontoire de Baden. Je vous demande donc de réserver votre meilleure ovation à notre invité.

La foule se répand alors dans un concert d’applaudissement auquel le vieil homme répond d’un simple hochement de tête dépourvu de toute chaleur.

- Le Haut légat est venu nous délivrer un message de la plus haute importance, mais en attendant, je vous propose d’ouvrir les festivités.

Sans plus de cérémonie, le Prince porte la coupe à ses lèvres purpurines, ce que s’empressent d’imiter tous les convives. Dans le même temps, un orchestre situé sur une estrade à l’extrémité de l’immense salle entonne une chanson entraînante. Un jeune homme à ta droite, à peine sorti de l’enfance, te glisse :

- Teros Vilosa, vous vous rendez-compte ! Il ne peut être ici que pour une nouvelle d’importance. Croyez-vous que ces maudites longues-oreilles ont enfin été vaincues ?